Sameer Sharma : «Le népotisme et le favoritisme semblent être devenus la norme» | Défi Économie Aller au contenu principal

Sameer Sharma : «Le népotisme et le favoritisme semblent être devenus la norme»

Sameer Sharma
Sameer Sharma, économiste et ancien cadre à la Banque de Maurice

L’île Maurice est-elle à un tournant dans ses choix économiques, la seule reforme suffit-elle ou faut-il des changements structurels ?

Sameer Sharma, économiste et ancien cadre à la Banque de Maurice, brosse un portrait lucide de notre économie, ses dysfonctionnements, ses rendez-vous manqués sans oublier de cibler les choix du secteur privé, alors que la fonction publique est pointée du doigt, car en «  conflit avec les normes et les valeurs nécessaires dans la réalisation de sa mission au service de l’État. »

« Les corps publics et paraétatiques ont été  politiquement détournés... »

Des économistes, politiciens et  sociologues affirment que notre mode de développement serait à bout de souffle…
Le défi de Maurice sera de sortir d’une économie basée sur des accords commerciaux préférentiels et des arrangements fiscaux favorables à une économie qui est basée sur l’innovation, l’exportation et les services à valeur ajoutée. La politique fiscale axée sur la consommation n’est plus viable étant donné que nous importons la majeure partie de ce que nous consommons, rendant ainsi notre balance commerciale de plus en plus déficitaire et insoutenable.

Ce déficit grandissant aurait déjà pu provoquer une crise de la balance des paiements, s’il n’y avait pas eu les ventes de villas aux étrangers pour combler le déficit extérieur, par exemple. Les piliers traditionnels de l’économie sont en crise ou stagnent ainsi que le global business, notamment depuis le traité Inde-Maurice qui a vu notre part de marché principal des services offshore partir au profit du Singapour. Le secteur des TIC est, lui, confronté à ses propres défis en matière de viabilité technique et commerciale et surtout du capital humain.

Depuis le début de 2000, nous n’avons pas assisté à l’émergence de nouveaux pôles de développement économique. Les corps publics et paraétatiques ont été politiquement détournés et sont ainsi devenus inefficients voir inopérants. Le secteur privé est riche en actifs, mais pauvre dans la génération des flux de trésorerie élevés et compte tenu de la tendance à la baisse de l’épargne des entreprises au cours de la dernière décennie, sa capacité d’investir a été ainsi rendue limitée.

La politique budgétaire du gouvernement n’étant plus viable, il a dû recourir à l’imprimerie de la Banque centrale. Le déficit budgétaire lui-même est sous-estimé, compte tenu du nombre croissant des éléments ‘off balance sheet’. Mis à part la propagande positive, la réalité est consternante et le système politique actuel n’est plus en mesure de réagir. D’importantes réformes structurelles sont nécessaires.

La formation de notre capital humain a longtemps été considérée comme un des moteurs de la croissance de l’île. Quels sont aujourd’hui les défis auxquels ce même capital humain est confronté, à l’ère de l’économie numérique ?
Une mauvaise politique fiscale ajoutée à une répartition du Budget national déséquilibrée et on obtient un sous-financement de l’éducation nationale. La qualité de l’enseignement ne s’est pas améliorée. Ceux qui peuvent se permettre des « leçons privées » ou des écoles privées ont de meilleures chances de réussir, mais qu’en est-il de nombreux autres dont les parents ont moins de moyens ?

Le système n’a pas fonctionné et cela à un impact direct sur la qualité et la quantité de l’offre du capital humain. Ainsi, on constate une désaffection pour les études des mathématiques et des sciences.  Ce qui constitue un handicap pour les avancées actuelles de l’économie numérique, en particulier le big data, l’intelligence artificielle, la fintech  et même les secteurs plus traditionnels seront bouleversés par des approches où les mathématiques sont au cœur tels que les « smart grids » dans la gestion des réseaux, par exemple, ou encore les « smart cities ». Avec cette baisse du niveau des élites, c’est la capacité d’innovation du pays qui est remise en cause.

« D’importantes réformes structurelles sont nécessaires.  »

L’île Maurice est également le cinquième pays le plus touché au monde par la fuite des cerveaux…
Quel est le classement de nos universités locales en Afrique, sans parler du classement mondial ? Quel est le budget alloué à la recherche par rapport au budget salarial des universités locales ? Offrir un enseignement gratuit du primaire au supérieur est une chose, mais si la qualité de cet enseignement a diminué, alors la valeur du diplôme lui-même diminue. En prônant une politique quantitative de l’enseignement supérieur, on a détruit la valeur des diplômes. Il nous faut une plus grande responsabilisation des décideurs politiques et des enseignants, ainsi qu’un meilleur financement et cela n’est possible que par la réforme du régime fiscal et rééquilibrage des dépenses.

Un des facteurs contraignants pour l’essor de nos PME, selon des opérateurs locaux, serait la taille de notre marché domestique. Est-ce un véritable problème ?
Oui, notre petite population et notre démographie vieillissante sont un frein au développement des petites et moyennes entreprises qui composent le tissu entrepreneurial local. Une des conséquences de ce petit marché hyper segmenté est que les entreprises locales ont un potentiel de croissance limitée.  60 % des PME se trouvent dans ce groupe. Les 40 % restants des entreprises locales de petite et moyenne taille font la concurrence aux grandes entreprises. Même les grands groupes qui ont connu une situation d’oligopole dans les années 80-90, ont atteint le stade de maturité.

Cette problématique, liée à la taille du marché, aurait pu être contournée par le secteur public et parapublic qui est aussi un gros consommateur. Cependant, l’octroi des contrats des marchés publics et ses conditions ne sont pas des plus transparents.

Une autre option pour pallier à notre problématique démographique serait que les décideurs élaborent une politique d’immigration ciblée qui viserait accueillir une classe de travailleurs et des entrepreneurs des pays émergeants de l’Inde, de l’Europe et de l’Afrique de l’Est. Mais qui osera proposer une telle mesure dans le système politique actuel ?

L’efficience dans notre secteur des services publics est souvent mise en accusation, aussi à cause de sa lenteur et ses lourdeurs.Comment faut-il rendre les fonctionnaires « redevables » ?
Les considérations culturelles, religieuses et politiques partisanes, sont en conflit avec les normes et les valeurs nécessaires dans la réalisation de leur mission au service de l’État. Cette superposition de structure entraîne leur démotivation et manipulation dans leur mission et cela se traduit par une culture de fonctionnaire de la désinvolture, de l’absentéisme, le retard au service et l’inefficience de l’administration.

Il nous faut une réelle politique de réforme pour améliorer la qualité des prestations des services publics. Cela est possible par des mesures transparentes sur le recrutement, la promotion, la rémunération des fonctionnaires et une politique de formation comme élément de professionnalisation.  

« Pour combattre cette corruption qu'est le népotisme, on devrait en faire un délit punissable par la loi... »

Chaque année, le Bureau de l’Audit rend public un rapport toujours plus accablant concernant les dépenses de l’État, mais sans qu’il y ait des redressements de nos gouvernants. Faudrait-il une instance privée/publique pour vérifier si les recommandations de ce Bureau sont mises en œuvre ?
Nous avons besoin d’une institution indépendante pour auditer, mais aussi pour la mise en œuvre d’une démarche de qualité dans l'administration publique. Cette instance devra veiller que chaque entité étatique ait des objectifs et des indicateurs de performances clés clairement définis et que les mesures d’améliorations prises soient correctement mises en œuvre.

Pour que Maurice puisse croitre à un niveau supérieur, il nous faudra tripler l’apport moyen de 1 % de la productivité multifactorielle à la croissance économique et cela ne se produira pas tant qu’il n’y aura pas de réformes importantes dans la gestion des dépenses du secteur publique et sans l’amélioration de l’efficience des compagnies publiques.

Vous mettez en exergue une situation économique où exercent des oligopoles, au détriment du développement des sociétés de petite taille souvent de subsistance…
De nombreuses entreprises de taille moyenne sont viables, mais ne sont pas en mesure de financer leur croissance.Maurice n’a pas d’écosystème dynamique d’investissement et en général, le marché du capital-investissement privé n’existe pas ici en tant que catégorie d’actifs. Selon le stade de développement et la structure du capital de l’entreprise, la dette bancaire traditionnelle n’est pas toujours la solution optimale. Les capitaux propres, la dette mezzanine, les actions ‘préf’ et le financement flexible du fonds de roulement sont tous importants pour débloquer la croissance future des grandes et moyennes entreprises.

Dans la plupart des pays développés et émergents, les fonds de pensions publics et privés ont joué un rôle clé dans le développement de ces catégories d’actifs. Si vous regardez la répartition des actifs du portefeuille du NPF, par exemple, vous voyez à peine des investissements en capital-investissement et en crédit privé. Les marchés de capitaux de Maurice sont encore sous-développés et il est grand temps de travailler avec les acteurs privés pour aider à développer ces classes d’actifs qui apporteront des rendements et une diversification nécessaires aux fonds de pension à long terme être une source de déblocage de capitaux importants pour les entreprises viables. J’ai également lancé l’idée que le gouvernement émette une obligation spéciale à la Banque centrale, afin de pouvoir financer la création d’un fonds stratégique local qui serait non seulement utilisé pour financer les garanties d’emploi de transition, mais aussi pour aider à financer les entreprises viables, surtout dans le secteur d’exportation.

Les augmentations de salaires n’auraient pas eu d’impact positif sur la productivité, dites-vous, mais certains disent que ces augmentations aident à booster la consommation et  apportent une bouffée d’oxygène dans la vie des familles démunies…
L’inadéquation entre la croissance des salaires et à la croissance de la productivité a eu pour résultat, un déficit commercial énorme. Ce à quoi on assiste, en ce moment, est un secteur privé, qui était déjà en difficulté, qui doit payer pour des augmentations salariales qui sont au-dessus de la croissance de la productivité.

Nous devrions certainement aider les personnes démunies à mener une vie décente et pourquoi pas une imposition sur la fortune pour financer les inégalités sociales ?
Je pense que le gouvernement devrait se concentrer davantage sur l’amélioration de la mobilité économique et l’inégalité des chances. Nous devons aussi lutter contre la précarité de l’emploi et à ce sujet, j’avais proposé qu’on utilise une partie des fonds levés à partir d’une émission d’obligations stratégiques à la Banque centrale par le gouvernement pour financer des programmes de formation et de requalification des travailleurs âgés ou des chômeurs,  de garantie d’emploi et de salaires appropriés.

Une réforme en profondeur afin de favoriser une approche sélective concernant la pension de l’État revient régulièrement sur  le tapis puis  renvoyée aux calendes grecques. Est-ce que cette question est-elle pertinente ?
À chaque fois qu’un politicien promet d’augmenter la pension de retraite de base, il devrait pouvoir indiquer la valeur présente/actualisée de ces obligations en pourcentage du PIB et comment il prévoit de le financer. Aujourd’hui, la pension de retraite de base est essentiellement financée par le gouvernement lui-même plutôt que par les NPF/NSF et compte tenu de notre assiette fiscale déséquilibrée, une augmentation de la pension signifie une diminution des dépenses en pourcentage du PIB par rapport à d’autres choses telle que l’éducation. Compte tenu du vieillissement de la population et du passif croissant du gouvernement, la pression sera exercée sur les contribuables. Nous ferons face à une situation insoutenable. Comme je l’ai dit plus tôt, nous devons être plus ouverts à une politique d’immigration. Le pays a aussi besoin d’un bureau budgétaire indépendant qui serait neutre et qui ferait des études d’impact sur les propositions de nos politiciens, afin que la population puisse mieux distinguer le rêve de la réalité.

Comment, dans une petite île, avec une proximité des communautés, des familles, des politiciens, peut-on combattre le népotisme et le favoritisme ?
Il n’est pas possible d’éliminer le népotisme à 100 % dans aucune société, mais dans le cas de l’île Maurice, le népotisme et le favoritisme semblent être devenus la norme et cela dans le secteur public mais aussi dans le secteur privé.

Pour combattre cette corruption qu’est le népotisme, on devrait en faire un délit punissable par la loi et l’inscrire dans la constitution d'une deuxième république. Bon je plaisante…

Plus réalistement, on pourrait lutter contre le népotisme au moyen de la démocratie et de la citoyenneté.

Pourquoi dites-vous que la démocratisation de l’économie mauricienne a-t-elle été un échec ?
Redonner ou redistribuer devrait pouvoir se faire à tous les niveaux de la société, car la démocratie économique est un enjeu qui appartient à l’ensemble des citoyens.

En Europe, les réseaux consommateurs et producteurs, les monnaies locales complémentaires, les initiatives de finance solidaire, etc. sont ainsi des espaces d’économie solidaire où les citoyens expérimentent de manière autonome et bénévole des alternatives démocratiques aux entreprises classiques.

L’entreprise est le cœur de l’économie de marché et est un autre espace où le concept peut être décliné. Les grandes entreprises qui sont souvent  des entreprises familiales peinent à mettre en place les pratiques de démocratisation : association des employés aux décisions, réinsertion des exclus, réallocation des excédents dans l’entreprise, etc. De plus, à Maurice, il existe peu de formes juridiques qui permettent de structurer ces pratiques à part, peut être le modèle coopératif qui est sans doute l’un des plus pertinents, de par ses règles de gouvernance démocratique.

L’économie sociale et solidaire vise le développement du capital humain, notre économie qui se transforme en une économie du tertiaire devrait favoriser ces formes d’entreprises néo-capitalistes.

Depuis plus de 25 ans, on ne cesse de chercher notre modèle de développement à Singapour ? Quelles sont les affinités de l’île Maurice avec Singapour pour pouvoir prétendre au même type de réussite économique de cette île ?
La réussite du modèle singapourien peut s’expliquer par trois facteurs.La méritocratie est au cœur de ce processus, deuxièmement, les décideurs politiques sont très pragmatiques pour ce qui est de prendre ce qui fonctionne le mieux dans le monde et de l’adapter aux besoins locaux et troisièmement, c’est l’honnêteté et l’intégrité.

Dans certains domaines  tels que la Fintech, nous accusons un retard par rapport à l’Afrique de l’Est, sans parler de Singapour. Il ne faut pas oublier non plus que nous n’avons plus de préférences commerciales et que nous devons nous débrouiller seuls et maîtriser la concurrence dans un marché mondial. Toujours en Afrique, je vous rappelle que le Sénégal est en train de réviser notre convention fiscale relative à la double imposition et si nous ne sommes pas en mesure d’obtenir un bon accord, alors le reste de nos partenaires africains voudront peut-être aussi renégocier à long-terme.

Sur le front indien, nous avons perdu des parts de marché au profit de Singapour depuis l’examen de la DTAA. Je ne doute pas que nous puissions soutenir la concurrence et gagner dans de nombreux domaines où nous avons encore des avantages comparatifs, mais encore une fois, nous avons besoin de réformes structurelles de façon dont nous gérons l’ensemble du pays.

Qui est Sameer Sharma ?

Sameer Sharma est installé au Canada où il exerce comme consultant en Intelligence artificielle pour la compagnie américaine Credit Business Decisions, à Princeton, dans le New Jersey. Il se concentre sur la création d’outils destinés à aider les emprunteurs et les investisseurs. Il est aussi au service de la société Bean Data, située à Toronto, où il apporte son soutien aux institutions financières. Mais, auparavant, à Maurice, Sameer Sharma a travaillé comme Chief Reserve Management Division durant six ans à la Banque de Maurice (BoM), agissant comme co-Lead Senior Portfolio Manager des réserves internationales. De 2014 à 2017, il a représenté la BoM comme directeur non-exécutif du CDS et a servi comme expert en politique monétaire au Comesa Monetary Institute. Il est titulaire d’une maîtrise en Financial Engineering de l’École des sciences de la gestion (ESG UQAM), université du Québec, d’une licence en économie de l’université de Carleton dans le Minnesota et détient les diplômes en Chartered Alternative Investment Analyst et Financial Risk Manager Charters.