Deva Armoogum, expert-comptable et consultant : «Les Mauriciens attendent qu’on s’explique sur chaque sou dépensé»
Le Budget passé, reste la mise en œuvre des projets que contient le grand oral du Premier ministre et ministre des Finances. Selon Deva Armoogum, expert-comptable, ex-directeur général de la CNT et de la MHC, ex-haut cadre de KPMG, et ex-président de la MIoD, l’absence de transparence et de suivi ne permet pas à la population de vérifier si ces projets seront réalisés, selon les normes de bonne gouvernance.
Il y a une prise de conscience, non seulement quant aux dépenses publiques, mais aussi dans le fonctionnement de nos institutions.
Le Budget 2019-2020 semble faire l’unanimité chez les partenaires sociaux et répondre aux attentes de la population. Est-ce que le pari est-il gagné pour Pravind Jugnauth ?
C’est vrai que ce Budget contient un certain nombre de projets qui semblent réconcilier tout le monde. Maintenant, qu’on vienne dire qu’il s’agit d’un exercice électoraliste n’est ni pas très surprenant ni très nouveau, tout gouvernement à la veille de remettre son mandat, souhaite le faire sur un bilan positif. L’alliance Lepep ne fait pas exception. Puis, il n’y a pas le feu dans la maison et sauf pour ce qui est du déficit budgétaire, il n’y a pas eu de catastrophe majeure et on maintient le cap. Je note, aussi, la considération accordée à l’investissement pour le bien-être de la population, car à eux seuls, la croissance et le PIB ne rendent pas compte de l’état réel des Mauriciens.
Par contre, il y a d’autres aspects qui mériteraient plus d’attention, comme le changement climatique avec son impact sur différents secteurs économiques, dont le tourisme et l’amélioration de la bonne gouvernance. Mais ce qui m’inquiète davantage, ce sera la capacité de mettre en œuvre ces projets, compte tenu de grands chantiers sur lesquels aucune information ne peut être obtenue. Il faut qu’on définisse les indicateurs de performance pour la mise en œuvre de ces projets, afin qu’ils soient connus et accessibles au public. Aujourd’hui, un des critères majeurs que retiennent les investisseurs étrangers avant de s’engager dans un gros projet international est la transparence, la bonne gouvernance et l’obligation de redevabilité concernant les dépenses publiques. La bonne gouvernance implique la transparence dans l’allocation de tous les importants marchés publics, la publication dans la presse des noms des soumissionnaires. Il ne faut pas que la plus petite suspicion subsiste dans la tête des soumissionnaires et du public. Que la STC fasse marche arrière sur des appels d’offres internationaux, n’est certainement pas de bon augure.
Mais ne sommes-nous pas régulièrement premier en Afrique et un bon élève des agences de financement de Bretton Woods ?
Oui, c’est par rapport à l’Afrique, or il nous faut mettre la barre plus haute si, par exemple, nous souhaitons devenir une économie à hauts revenus. Cette ambition nous dicte de regarder de près à la gestion des dépenses publiques et à la transparence de nos institutions. Depuis l’indépendance de Maurice, nous avons fait la démonstration que l’État et le secteur privé peuvent regarder dans la même direction en matière de politique générale et des orientations économiques. Or, le secteur privé, lui, s’est déjà engagé dans des réformes qui touchent à son fonctionnement interne, dont le respect des normes de la bonne gouvernance, comme par exemple, la présence de directeurs non-exécutif au sein des conseils d’administration. C’est à l’État, à son tour de jouer son rôle correctement.
Pourquoi la thématique de transparence et d’adhésion aux normes de bonne gouvernance vous apparaissent essentielle ?
Les recherches prouvent que ce sont des conditions sine qua non pour sortir du ‘middle income trap’. Il n’est plus possible de dépenser comme avant l’argent des contribuables ou celui obtenu en prêts de l’étranger, comme le démontre, année après année les rapports de l’audit. Aujourd’hui, les Mauriciens attendent qu’on s’explique sur chaque sou dépensé, parce que c’est son argent. Il y a une prise de conscience, non seulement quant aux dépenses publiques, mais aussi dans le fonctionnement de nos institutions. Je tiens à rappeler les conclusions de l’étude d’AfroBarometer, en 2017, qui a révélé qu’en dépit de la forte adhésion des Mauriciens aux valeurs démocratiques, ils étaient à 45 % insatisfaits du fonctionnement de la démocratie à Maurice. Par ailleurs, sur 12 institutions qui avaient fait l’objet d’une étude de Transparency International sur la confiance placée en elles, seulement quatre ont obtenu 50 % ou plus.
Qui est responsable de cet état de fait, les politiciens ou les fonctionnaires ?
Les politiciens en premier lieu. Car, ils doivent être exemplaires, puis être exigeants vis-à-vis des fonctionnaires et des conseils d’administration. Mais, il faut aussi que des personnes compétentes soient aux postes de responsabilité, il faut ‘the right person in the right place’. À ce titre, l’école de formation des fonctionnaires à un rôle déterminant, mais là aussi, personne ne connait l’« outcome » de cette institution. À la MiOD, on a maintes fois demandé que les directeurs de corps para-étatiques soient obligatoirement formés dans les pratiques de gouvernance d’entreprise.
La croissance économique est toujours au centre des débats, lorsqu’il en vient au développement de Maurice…
On ne devrait pas considérer le seul critère économique comme facteur de développement, il faut aussi inclure l’indice de développement humain. Aujourd’hui, de nombreux économistes incluent la dimension sociale dans le calcul de développement d’un pays. Le développement d’une entreprise, par exemple, ne se résume pas au seul chiffre d’affaires. On parle maintenant de ‘integrated reporting’ qui vient démontrer leurs investissements dans le capital social, humain et environnemental. De même, au niveau d’un pays, l'Indice Gini ou de développement humain, de même que la préservation de l’environnement sont aujourd’hui tenus en ligne de compte par les investisseurs dans les pays développés. Il y a une prise de conscience par rapport au respect des normes environnementales, au travail des enfants, celui des femmes. Les pays qui sont en infraction à ces normes risquent de voir s’éloigner des potentiels investisseurs étrangers. C’est le défi que l’île Maurice va devoir relever, si elle veut atteindre l’objectif de 2030, fixé par le gouvernement de l’alliance Lepep.
Est-ce qu’on y arrive ?
Personne ne le sait parce que le gouvernement ne communique pas suffisamment sur l’état de cette échéance : est-ce qu’il y a des avancées ou pas ? Difficile de s’en rendre compte, parce que les sites web des organismes qui sont chargés de mettre en œuvre les objectifs dans l’agenda 2030 sont rarement mis à jour. Du coup, on peut penser que rien n’est fait, même si certains projets sont réalisés. Cela me fait penser que les administrateurs ne se sentent pas obligés de communiquer. Et un pays qui ne communique pas sur ses projets ne peut être perçu comme une démocratie. Un peu partout dans le monde, on assiste à une participation citoyenne dans la prise des décisions de l’État, alors que le secteur privé, lui, consulte les partenaires sociaux pour éviter des conflits. À Maurice, on parle beaucoup de l’e-governance, mais dans la pratique, il est presque impossible, grâce à des indicateurs de performance préétablis, de vérifier en heure réelle de l’état d’un projet, petit ou gros.
Le recours de l’État aux fonds de la Banque de Maurice (BoM) pour le service de la dette a été très critiqué dans certains milieux, est-ce une pratique admise ?
Il faut bien délimiter les fonctions de chaque institution de notre pays. La Banque de Maurice a pour responsabilité première de décider de la politique monétaire de l’île Maurice, alors que le gouvernement s’assure de la politique fiscale, il ne faut pas donner l’impression qu’il existe des liens incestueux entre ces deux institutions, sinon on risque d’assister à leur fragilisation et à l’érosion de confiance en elles. Si on ne fait rien pour maintenir la crédibilité et l’indépendance de nos institutions, elles n’inspireront aucune confiance aux jeunes talents de notre pays qui préféreront aller voir ailleurs, compromettant ainsi les ambitions de la ‘knowledge economy’, dont on parle si souvent.
Par ailleurs, nous ne pourrons même pas attirer les compétences étrangères. Sans doute, notre erreur a été la politisation à outrance de nos institutions étatiques et para-étatiques. Je m’en suis rendu compte à l’époque où j’étais directeur financier de la Compagnie nationale de transport (CNT) au début des années 80. Au départ, c’était des spécialistes du privé et de hauts cadres de la fonction publique qui étaient nommés aux conseils d’administration, puis des nominés politiques les ont remplacés et ils ont commencé par s’immiscer dans l’administration de cette compagnie para-étatique et en se pliant aux décisions des politiciens.
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