Ganessen Chinnapen, économiste spécialiste en développement : «Il faut un effort collectif pour reconstruire la résilience économique et préserver la protection sociale»

« Le Budget 2022-2023 a été préparé et présenté dans un contexte mondial extrêmement difficile (mais est) porteur d’optimisme pour la reprise économique malgré les incertitudes de l’économie mondiale », estime Ganessen Chinnapen, économiste spécialiste en développement. Cependant, ce regain d’optimisme, poursuit-il, doit s’accompagner de la participation de chacun.
Quelle lecture faites-vous du Budget 2022-2023 ? Est-il de nature à rassurer la population qui attendait une réponse à ses difficultés quotidiennes, entre autres ?
Le Budget 2022-2023 a été préparé et présenté dans un contexte mondial extrêmement difficile. Les crises se succèdent et s’amplifient. La guerre Russie-Ukraine a déstabilisé l’activité économique, l’approvisionnement, les prix des denrées alimentaires et de l’énergie et la sécurité même dans le monde.
Malgré ces difficultés et les incertitudes de l’économie mondiale, le ministre des Finances, le Dr Renganaden Padayachy, a présenté un Budget porteur d’optimisme pour la reprise économique.
Il était important pour le gouvernement d’assurer la population qu’il est à ses côtés et de la convaincre que le pays a la capacité de traverser cette crise. Mais qu’il faut aussi faire des efforts et partager le fardeau des sacrifices.
La production alimentaire, les énergies vertes et les PME auront une grande contribution à cette croissance.»
De nombreux économistes et chefs d’entreprise font cependant ressortir que ce Budget ne favorise pas la création d’emplois productifs…
Le Budget 2022-2023 a quatre priorités : (1) booster la relance économique post-Covid et favoriser les équilibres budgétaires et macroéconomiques ; (2) consolider les politiques sociales en faveur des personnes et familles en situation de précarité et de celles à moyen revenu grâce à un ciblage bien agencé ; (3) augmenter sensiblement la capacité de production alimentaire et (4) accélérer la transition énergétique.
Le gouvernement a fait le choix de la solidarité tout en maintenant le cap du développement. Le pays a besoin d’une économie forte, résiliente et créatrice d’emplois. Ce Budget propose de nombreuses pistes pour générer de nouveaux emplois, encourager l’investissement privé local et étranger, consolider les industries traditionnelles et appuyer l’émergence de nouvelles activités à forte valeur ajoutée.
En mobilisant des ressources colossales, soit l’équivalent de 32 % de notre PIB, durant la crise sanitaire pour préserver les vies, la santé de la population et le tissu économique, le pays s’est donné les moyens de rebondir.
L’investissement, dont le Foreign Direct Investment, repart. Le taux d’investissement passe à 21,2 %. Le chômage poursuit sa descente à 7,8 % contre 9,1 % en 2021. La dette publique prend une tendance baissière. Le taux de la dette publique passe de 96,1 % à 87,4 % en juin 2022. Le taux de croissance prévu pour 2022/2023 est de 8,5 %. Le gouvernement mise sur la croissance, et le Budget apporte des possibilités considérables pour faire grossir le gâteau national. La production alimentaire, les énergies vertes et les PME auront une grande contribution à cette croissance.
En ce moment, après l’arrêt des subventions sur un certain nombre de produits alimentaires, on assiste au « panic buying ». Fallait-il s’y attendre ?
Personnellement, je n’ai constaté aucun « panic buying », généralisé du moins. Par contre, j’ai vu que plusieurs chaînes de supermarché, et même des enseignes « stand-alone », ont maintenu leurs campagnes de promotion. Tant mieux pour la concurrence et pour les consommateurs.
Il faut concevoir la fin des subventions dans un contexte plus global. Le gouvernement avait, en juillet 2021, introduit des subventions sur sept produits alimentaires de grande consommation. Cette mesure a duré jusqu’au 30 juin 2022.
Le gouvernement a maintenant décidé d’adopter une stratégie ciblée de « direct cash support ». À partir de ce mois, les salariés et travailleurs indépendants qui touchent un revenu mensuel brut jusqu’à Rs 50 000 vont bénéficier d’un « direct income support » de Rs 1 000. Une mesure exceptionnelle pour soutenir le pouvoir d’achat des classes moyennes et des personnes à faible revenu. Dans une famille, on peut avoir deux bénéficiaires et c’est un apport financier notable dans la conjoncture. 350 000 employés et travailleurs indépendants vont en bénéficier.
Mais il n’y a pas que ce « direct income support » pour les groupes économiquement fragiles et les classes moyennes. Les différentes pensions ont aussi connu une hausse. La Basic Retirement Pension et la Basic Invalid’s Pension passent de Rs 9 000 à Rs 10 000. Par ailleurs, les plus de 65 ans vont percevoir une somme additionnelle de Rs 1 000 sous le CSG Retirement Benefit, soit Rs 11 000 par mois. 180 000 familles pauvres inscrites au Social Register vont aussi bénéficier d’une augmentation des prestations sociales.
Cela devient problématique pour le pays si ses meilleurs cerveaux et compétences succombent aux sirènes de l’émigration.»
Voyez-vous des signes concrets de la reprise à Maurice ?
Les fondamentaux économiques et certains des principaux paramètres économiques du tableau de bord ont commencé à montrer des signes prometteurs de reprise. Il est essentiel de comprendre que chacun doit participer à cette reprise économique. En tant que nation, nous nous engageons à créer un cercle vertueux de prospérité économique.
Le premier objectif était de préserver les emplois et de protéger les moyens de subsistance de la population. Deuxièmement, alors que l’économie a commencé à s’engager sur la voie de la reprise depuis l’année dernière, plusieurs mesures ont été introduites pour encourager le monde des affaires à revoir sa stratégie et à renforcer sa compétitivité.
La communauté des affaires devrait utiliser toutes les incitations proposées pour financer tous les types de mise à niveau industrielle et d’innovation dans tous les secteurs pour créer la prospérité économique et créer des emplois. Les incitations sont nombreuses, au NPCC, au MRIC, à l’EDB, pour que les entreprises locales revisitent leur modèle d’affaires et deviennent plus agiles dans cet environnement commercial devenu plus complexe.
Voyez-vous une possibilité ou la nécessité de mettre sur pied un pacte social entre le patronat, les syndicats et les pouvoirs publics pour relancer durablement l’économie ?
Si nous allons dans la définition du contrat social, où l’État et les membres de la société civile – la population, les syndicats, le patronat – unissent leurs forces pour le bien commun, chacun mettant de côté ses différences fondamentales pour ne plus faire qu’un, nous sommes déjà dans une situation de pacte social avec les Mauriciens.
Notre « Welfare State » est déjà un outil performant qui modélise ce pacte social, par les diverses prestations et aides que l’État offre à la population. Mais comme pour tout contrat, il est convenu de revoir les clauses de temps en temps. Oui, il faudra redynamiser le contrat social existant, en impliquant davantage les syndicats, qui agissent comme des organes de transmission des doléances des employés.
Une meilleure synergie entre les acteurs du développement dégagera une nette amélioration de la situation économique. La croissance, cependant, ne devra pas se faire aux dépens du bien-être de la population. Le gouvernement veillera à ce que le pacte social ne soit pas rompu, avec chacun des acteurs majeurs gardant ses acquis tout en ne fragilisant pas ceux des autres. C’est un exercice d’équilibriste difficile mais réalisable.
Le chiffre de 1,4 million de touristes en juin 2023 a été avancé comme un gros espoir, après 1 million attendu cette année, peut-on y croire ?
Je suis très optimiste quant à la concrétisation de cet objectif. Le niveau des réservations (« forward bookings ») pour les mois à venir est particulièrement encourageant pour le secteur du tourisme et pour l’économie mauricienne dans son ensemble.
Le nombre d’arrivées de touristes soutient également cet optimisme. De janvier à mai 2022, plus de 330 000 touristes ont déjà foulé notre sol. Rien que pour le mois de mai, plus de 87 000 touristes ont visité Maurice, ce qui est largement supérieur aux prévisions.
Il y a aussi l’aspect des revenus découlant du tourisme. Ils ont augmenté de 30 % en mars 2022, pour atteindre Rs 4,6 milliards, par rapport à Rs 3,6 milliards en février. La moyenne de durée de séjour a augmenté de 3,5 nuitées par rapport aux 10 nuitées d’avant la pandémie. Une hausse de 73 % a aussi été notée au niveau de la moyenne des dépenses par touriste au premier trimestre 2022 comparé à la même période pré-pandémie.
En mobilisant l’équivalent de 32 % de notre PIB, durant la crise sanitaire pour préserver les vies, la santé de la population et le tissu économique, le pays s’est donné les moyens de rebondir.»
De quelle manière le port du masque, non obligatoire depuis fin juin, pourra-t-il avoir un impact positif sur le monde des affaires ?
Si vous prenez le cas de plusieurs hauts lieux du tourisme à travers le monde, notamment dans nos principaux marchés touristiques, le port du masque n’est plus obligatoire. Dans ce sens, la levée de l’obligation du port du masque à Maurice ne peut que soutenir la démarche d’attirer davantage de touristes et, par ricochet, bénéficier à d’autres secteurs d’activités qui en sont des corollaires.
La reprise de l’industrie du tourisme joue en effet un rôle prépondérant dans le renforcement de la confiance, tant au niveau des consommateurs que dans le monde des affaires. L’assouplissement de certaines mesures sanitaires démontre clairement que les conditions sanitaires dans notre pays ne sont plus une source d’inquiétude tant pour les citoyens que pour les visiteurs.
Depuis plusieurs mois, des opérateurs du secteur du voyage réclament plus d’avions pour desservir certaines destinations. Comment y arriver avec une flotte nationale très diminuée ?
C’est encourageant de constater un regain de dynamisme au sein de l’industrie du tourisme. Cela engendre certainement une demande accrue au niveau de la capacité aérienne et de l’ouverture vers de nouveaux marchés. Cela dit, il y a une expansion notée au niveau de la connectivité aérienne. Au-delà des moyens que possède notre compagnie d’aviation nationale, il existe d’autres voies pour répondre à la demande croissante en termes de sièges. Nous pouvons recourir à une augmentation du nombre de dessertes quotidiennes de et vers nos principaux marchés, et aussi nouer des alliances stratégiques avec d’autres compagnies d’aviation. C’est ce qui se fait dans de nombreux pays.
Comment le secteur financier et celui des affaires en général ont-ils repris après la sortie de Maurice des listes noire et grise du GAFI et de l’Union européenne ?
La sortie de Maurice de ces listes a été un catalyseur pour le secteur financier mauricien. Cela a suscité une reprise significative des investissements vers Maurice. Nous constatons que les afflux financiers, qu’ils proviennent des créneaux GBC ou non-GBC, sont en hausse, de même que les investissements.
Les activités sur le marché des changes ont le vent en poupe, et sont soutenues par un dynamisme accru des secteurs de l’exportation et du tourisme. Les afflux de devises étrangères de janvier à mai 2022 étaient à hauteur de USD 1,6 milliard, ce qui représente une hausse de 9,2 % par rapport à la même période en 2021. Je suis d’avis que ces chiffres demeureront à la hausse au cours des prochains trimestres.
Est-ce que Maurice est en train de réussir à créer un écosystème favorable, d’une part, à l’émergence d’une nouvelle économie axée sur les technologies novatrices (dont le télétravail) et, d’autre part, pour attirer les investissements directs étrangers ? Comment retrouver l’attractivité pré-Covid ?
La population active n’est maintenant plus étrangère au concept de télétravail et à l’utilisation des nouvelles technologies relatives. Les employés ont trouvé l’équilibre entre télétravail et travail en présentiel. Aujourd’hui, notre population a démontré qu’elle avait une capacité d’adaptation exemplaire et qu’elle est demeurée totalement fonctionnelle dans les moments les plus complexes. Je crois que c’est cela qu’il faut surtout mettre en avant.
Je ne pense pas qu’il y ait de soucis en termes d’attractivité pré-Covid ou pas. Les faits parlent d’eux-mêmes. Les industries mauriciennes fonctionnent avec autant, si ce n’est plus, d’efficacité et d’efficience qu’avant la pandémie.
Pour ce qui est des investissements directs étrangers, plusieurs projets ont été approuvés par l’État. Certains ont déjà démarré et vont créer de la valeur dans l’économie mauricienne dès cette année. Maurice reste une destination d’investissement attractive.
Que faut-il penser de l’argument de certains économistes selon lequel seule la consommation pourra relancer la croissance, avec des effets positifs sur les filières locales qui produisent et vendent à Maurice ?
La consommation est la composante la plus importante du PIB et elle a un impact sur le PIB à court terme. Cependant, il est impératif d’apporter plus d’investissements à valeur ajoutée, tant publics que privés, pour stimuler une croissance inclusive et durable et générer de nouvelles opportunités d’emploi. Ainsi, les moteurs de la croissance économique devraient être un mélange de phénomènes induits par la consommation et par l’investissement, en mettant l’accent sur la dynamisation à la fois de l’investissement privé national et de l’investissement direct étranger.
Le Budget semble également vouloir soutenir un accroissement de l’exploitation agraire locale. Les mesures annoncées vont-elles dans le bon sens ?
Maurice, en tant qu’économie insulaire isolée, est confrontée au risque d’insécurité alimentaire en période de guerres géopolitiques et d’incertitudes sur le marché mondial. Il est vital pour l’économie locale d’assurer un certain niveau d’autosuffisance en produits alimentaires de base pour protéger les moyens de subsistance de la population. Nous devons revenir à nos racines, explorer nos potentiels agricoles, innover grâce à une agriculture intelligente et stimuler notre production agricole pour la consommation locale. Une série d’incitations a été annoncée et les opérateurs du secteur agroalimentaire sont appelés à optimiser ces incitations. Dans ce Budget, environ Rs 3 milliards ont été mises à la disposition des pêcheurs, des planteurs, des éleveurs et des agro-entrepreneurs pour développer leurs activités et contribuer aux efforts d’autosuffisance alimentaire.
Pressentez-vous une croissance future suffisante pour assurer le progrès social et une meilleure qualité de vie pour tous mais aussi les transformations (éducation, monde du travail, écologie, entre autres) indispensables afin que Maurice maintienne son attractivité ?
Nous sommes tenus de déployer le maximum d’efforts en tant que nation pour relancer une croissance inclusive et créer un cercle vertueux de prospérité économique tout en améliorant la qualité de vie et le niveau de vie après la pandémie. Il est impératif de revoir toutes les stratégies sectorielles, de consolider nos principaux secteurs traditionnels tout en tirant parti de notre préparation pour développer et nourrir de nouveaux secteurs de croissance. Les commissions économiques présidées par le ministre des Finances, composées d’opérateurs des secteurs public et privé, mettent progressivement en œuvre toutes les recommandations et stratégies de création de valeur dans les nouveaux secteurs émergents. Je suis convaincu que l’économie mauricienne commencera à récolter ces bénéfices à partir de 2023.
De manière générale, redonner confiance à une population jeune qui peut être tentée par l’émigration ?
Le phénomène de fuite des cerveaux ne date pas d’aujourd’hui. C’est vrai qu’une partie de nos jeunes, surtout celle ayant fait des études supérieures, que ce soit à Maurice ou à l’étranger, part voir ailleurs si l’herbe y est plus verte. Cela devient problématique pour le pays si ses meilleurs cerveaux et compétences succombent aux sirènes de l’émigration. Comment faire pour les retenir ?
Les réponses sont complexes. Déjà, les rémunérations doivent être attractives. Le gouvernement et le secteur privé doivent favoriser la création d’un environnement de travail plaisant, avec l’offshore, les start-ups, les sciences de l’environnement et du développement durable qui fournissent des emplois qui parlent à ces jeunes. Il faut aussi leur donner les moyens de construire ou de s’acheter une résidence qui réponde à leurs besoins. Les prestations sociales et autres allègements fiscaux doivent suivre. Il faut aussi aller vers une société plus sécurisée, où règne l’ordre et la paix.
Le cadre démocratique, juridique et social doit être perçu comme étant juste et équitable. Il faut surtout offrir à ces jeunes un espace dévoué à la méritocratie et au respect de l’autre et de son savoir-faire. Et surtout, leur redonner le goût du patriotisme et leur faire comprendre que sans eux, sans leur contribution, le pays connaîtra des retards dans sa progression.
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