Jocelyn Chan Low, historien : «On est un État socio-démocrate de l’hémisphère Sud»
Quels ont été les facteurs qui ont favorisé l’émergence de Maurice comme un pays véritablement indépendant des sphères d’influences Est-Ouest dans les années posti-ndépendance et pourquoi le modèle de développement libéral a-t-il fini par s’imposer? L’historien Jocelyn Chan Low et ancien Doyen de la Faculty of Humanities à l’Université de Maurice retrace les grandes étapes qui ont façonné l’histoire de Maurice post-coloniale.
« Le PMSD et le PTr avaient travaillé ensemble, dans un gouvernement de coalition bien avant l’indépendance. »
Est-ce que l’indépendance de Maurice en 1968 est-elle le fruit d’un compromis entre le PTr, les Anglais, mais aussi le secteur privé mauricien ?
Evidemment, ce fut le cas, car les autorités britanniques, qui détenaient les tenants et les aboutissants du processus de démocratisation des structures politiques et ensuite de la décolonisation, ont œuvré pour que tout soit fait dans un très large consensus. Elles redoutaient l’intervention de la France et de l’Inde aux côtés des divers protagonistes. Mais surtout, il y a le contexte économique et social dans une île où il y avait une asymétrie fondamentale entre poids démographique et électoral d’un côté et pouvoir et statut économique de l’autre.
Mais encore ?
Mais la crise structurelle du sous-développement va rendre la situation encore plus volatile. En effet, le fait marquant de la période de l’après-guerre c’est l’accroissement rapide de la population de la colonie. Le point de départ c’est l’éradication de la malaria qui avait été pendant des années le 'greatest killer' grâce à l’utilisation du DTT pendant la deuxième guerre mondiale , entre autres. Cela va entraîner une chute drastique de la mortalité au moment que la natalité s’accroit. Car, à partir de 1944, conséquence de la fin de l’immigration, on assiste à un rééquilibrage au niveau des sexes, ce qui favorise les mariages. Mais l’économie mauricienne est essentiellement une monoculture de la canne à sucre qui fournit 90 % des exportations. Comme Maurice Paturau l’a si bien écrit, il fallait exporter une tonne de sucre par tête d’habitant pour maintenir le niveau de vie existant. Or, avec la croissance de la population, ce n’était guère possible. Et le rapport Luce de 1958 le fait clairement ressortir : il fallait réorganiser l’économie mauricienne pour éviter une catastrophe sociale et économique. D’où la diversification économique.
Pour cela, il fallait le concours de la bourgeoisie historique qui détenait les capitaux nécessaires. Il fallait les rassurer, car la crise politique avait entraîné une certaine migration des capitaux vers d’autres destinations, tel l’Afrique du Sud.
Il faut ajouter que Sir Seewoosagur Ramgoolam (SSR) et les modérés autour de lui étaient perçus par les Britanniques à la fin des années 50 comme des ‘very mild socialists’ et non plus comme des ‘fellow travellers’ des communistes. SSR lui-même et ses principaux lieutenants, à l’instar de SVR, étaient des 'Fabian socialists’.
Comment Maurice de cette époque et ses dirigeants travaillistes ont-ils su éviter de rejoindre le camp soviétique auquel avait adhéré la grande majorité des partis et mouvements indépendantistes africains ?
Parce que SSR a été un fidèle défenseur du principe de non-alignement. C’est vrai que certains dirigeants du PTr, tels que Badry se disaient ouvertement pro-soviétiques et malgré les récriminations des Britanniques, qui étaient très frileux sur tout ce qui touchait au ‘communisme’, SSR le laissait faire. Mais il avait compris que notre succès économique était lié au monde occidental. Cependant, pragmatique, SSR refusait de prendre position. Ainsi, il donna l’accès de Port-Louis aux navires soviétiques et plusieurs étudiants mauriciens purent poursuivre leurs études supérieures en URSS.
Est-ce à ce moment que date notre choix pour une économie de marché et qui sont les forces qui dictent à nos dirigeants d’adopter ce modèle économique ? Pourquoi nos dirigeants ont-ils fait ce choix ?
Les principaux dirigeants du PTr avaient été formés en Grande-Bretagne et le Mauritius Labour Party avait des liens très étroits et subissait grandement l’influence du British Labour Party. Ainsi, ils voulaient primordialement créer un État providence, mais pour le faire il fallait développer les capacités productrices de l’économie. On sait que SSR va favoriser les investisseurs et les sucriers mais exiger en retour une taxe de sortie de 15 % sur le sucre pour financer les réformes sociales – d’où l’éducation gratuite, le système de pension de vieillesse universelle, les subsides sur le riz et la farine, etc.…
Quels sont les facteurs qui ont permis à SGD et SSR, après leurs divergences, le conflit racial et le soutien de Français, de travailler ensemble pendant de longues années ?
Il faut souligner que le PMSD et le PTr avaient travaillé ensemble, dans un gouvernement de coalition bien avant l’indépendance. Le souhait des Britanniques était de rapprocher ces deux grands partis et, à un moment, Jules Koenig y était favorable. Il y eut même des négociations pour une entente électorale pour les élections de 1963 mais qui n’aboutirent pas, malheureusement. Par la suite, de 1964 à 1965 les deux paris seront au gouvernement. En fait, SSR appréciait beaucoup le dynamisme de Gaëtan Duval.
La notion de lutte de classes émerge avec l’arrivée du MMM et sa popularité coupe à travers la population et fédère toutes les communautés. Est-ce que le socialisme teinté de nationalisations, entre autre, aurait pu marcher à Maurice?
Il faut prendre en ligne de compte le contexte mondial et régional des années 70 de même que le cadre idéologique. Le MMM est issu de la tendance ‘new left’ des années 60, d’une gauche libertaire et tiers-mondiste. A l’époque, il était question de sortir de la dépendance néocoloniale de la métropole. L’indépendance c’était aussi un projet économique de rupture, comme l’écrivaient Joyce et Jean Pierre Durand dans ‘L’ile Maurice : Quelle indépendance ?’. En outre, l’URSS existait toujours et en République Populaire de Chine, Mao Tse Toung lançait la grande révolution culturelle prolétarienne. Nous étions très loin de l’ère de la mondialisation de la production, des marchés et des finances Mais il est aussi vrai que Maurice, en raison de diverses contraintes insulaires, est extrêmement vulnérable. Le marché intérieur est très limité. Il n’y a pas d’économie d’échelle. C’est pour cela que l’industrialisation des années 60, axée sur l'‘import substitution’, avait eu des résultats très mitigés. Quant à l’autosuffisance alimentaire, même quant la population était moins conséquente, on n’a jamais pu l’atteindre. Un programme de nationalisations et une économie planifiée qui aurait fait fi des lois du marché aurait-il pu réussir dans de telles conditions ?
Le tournant économique survient avec la création de la zone franche, une plus grande ouverture du tourisme vers l’Occident. Peut-on penser qu’avec le gouvernement Bleu-Blanc-Rouge, Maurice avait trouvé à ce moment-là les secrets de son essor économique, qu’on a pu appeler ‘miracle économique’ ?
Tout d’abord, la zone franche est créée dès 1970 par le gouvernement de coalition Ptr-PMSD et le tourisme aussi a connu son essor à cette époque grâce aux efforts d’Amédée Maingard soutenu par SSR. Et Gaëtan Duval, grâce à sa personnalité et ses contacts, a grandement aidé à son envol. Mais la crise du pétrole et la récession économique mondiale du milieu des années 70 vont mettre à mal tous ces efforts. Cependant, les bases avaient été jetées. Le régime d’alors fut contraint d’avoir recours à la Banque mondiale et au FMI et ses programmes de réajustement structurel. D’ailleurs, c’est sir Veerasamy Ringadoo qui prendra des décisions courageuses, telle la dévaluation de la roupie, qui va grandement aider Maurice à sortir de la crise. Maurice moderne ne s’est pas construite qu’à partir des années 80. Loin de la !
Il est vrai cependant, que durant ces années il y aura un grand bond en avant. Il y eut des décisions courageuses prises par les gouvernements d’alors. Des institutions furent créées ; les bureaucrates, les politiques, le secteur privé, les fonctionnaires et la classe des travailleurs, tous y participèrent. Le contexte international, notamment l’incertitude qui planait quant à l’avenir de Hong Kong après sa rétrocession à la Chine continentale, nous ont été très favorables.
Inévitablement, plusieurs chercheurs ont tenté de décortiquer ce succès mauricien. Et plusieurs hypothèses ont été émises pour l’expliquer. Mais à voir de plus près, avec recul, on peut affirmer que les clés du ‘miracle’ mauricien étaient déjà présentes en 1968, car elles trouvent leurs origines dans la spécificité de l’histoire de Maurice - pays de peuplement issu de la rencontre entre l’Europe et l’océan indien à l’ère des grands empires de commerce.
De ce fait, Maurice appartient au temps moderne. Cette modernité a fait que l’île n’a pas connu de paysannerie trop souvent trop attachée aux traditions et qui peuvent être un frein à la modernité. De même, l’état colonial était très ancré dans la société mauricienne. Les Français et ensuite les Britanniques ont crée une administration et une bureaucratie très efficientes. En outre, dans tout l’empire britannique, c’est à Maurice qu’il y avait le plus grand pourcentage de fonctionnaires par habitant.
En outre, une spécificité de Maurice a été que, depuis la deuxième moitié du 19e siècle, le développement économique reposait principalement sur le capital local et non sur les capitaux venus de la Métropole. Donc, à l’indépendance, il y avait une bourgeoisie historique solide et solidement implantée.
« L’invasion sur le marché mondial des produits 'Made in China' peu coûteux a grandement aidé à l’émergence d’une société de consommation à travers le monde. »
Quel a été l’impact socioculturel de cette période faste sur les Mauriciens, sur leur mode de vie ?
L’ile Maurice a bénéficié comme un grand nombre de pays de cette explosion de la consommation résultant de la mondialisation. L’invasion sur le marché mondial des produits « Made in China » peu coûteux a grandement aidé à l’émergence d’une société de consommation à travers le monde. Mais surtout le passage d’une économie de plantation axée sur la monoculture de la canne à sucre à une société industrialisée qui aujourd’hui se transforme en une société post-industrielle dépendant des services a évidemment profondément bouleversé le cadre et le mode de vie des Mauriciens.
Cette période voit également se dessiner les contours du MSM, avec SAJ à sa tête, un homme pragmatique teinté de patriotisme, mais aussi des dissidents du MMM. Peut-on y voir là l’embryon du MSM des années 2010- 2020 ?
Il est trop tôt pour faire une analyse objective du MSM ‘2010-2020’ si ce n’est que c’est tout récemment que Pravind Jugnauth a pu insuffler son style propre à son parti. Cela dit, selon certains, le MSM des années 80 était une copie du MMM à certains égards mais on affirme aussi qu’à partir des années 90, le parti va se transformer en une structure clanique et dynastique. Le tournant, il semblerait, fut la décision de ne pas nommer Madun Dulloo officiellement comme le dauphin de SAJ. Il est vrai cependant que Pravind Jugnauth semble mettre le social au cœur de son action politique. Certains crient au populisme démagogique, mais les mesures tels que la Negative income tax, l’augmentation de la pension de vieillesse, l’éducation tertiaire gratuite dans toutes les institutions publiques du pays, le salaire minimum, etc… sont maintenant des acquis qu’on ne pourrait supprimer et c’est tant mieux.
Quelques actions dites économiques de Navin Ramgoolam, au nom de la démocratisation de l’économie, seront dirigées contre l’oligarchie sucrière, notamment durant la centralisation dans l’industrie sucrière. Pourquoi ce souhait, ‘vrai ou faux’, n’a-t-il pas porté ses fruits ?
A la différence de son père qui se montrait très conciliant vis-à-vis du secteur privé local, qu’il protégeait contre les intrusions des capitaux étrangers, Navin Ramgoolam s’est senti investi d’une mission : casser les monopoles, même si cela voulait dire favoriser le capital étranger. C’est vrai que la concentration de richesses et du pouvoir économique à Maurice a atteint un niveau inacceptable. A sa naissance, le MMM dans ses meetings faisait état de 20 familles qui contrôlaient l’économie du pays. Aujourd’hui, certains parlent de quatre familles ou de quatre groupes qui contrôlent l’Est, l’Ouest, le Nord et le Sud du pays respectivement. Et de nombreux entrepreneurs qui ne sont pas issus de la bourgeoisie traditionnelle se disent étouffés dans leurs initiatives par cet état de fait. Mais il est vrai que la Commission sur la démocratisation n’a pas vraiment établi un 'blue print' et un 'road map' pour une vraie démocratisation économique. A la décharge du gouvernement d’alors, il eut aussi à faire face à la crise financière mondiale de 2008. Le gouvernement ne pouvait sans doute pas se permettre d’entrer en conflit avec le secteur privé.
Plus tard, au moment où l’Inde et la Chine se réveillent sur le plan économique, Maurice ménagera toujours ses alliances économiques. Qu’est-ce qui explique que cette politique marche sans jamais créer des antagonismes avec ces pays dits ‘amis’ ?
Pendant la guerre froide, notre politique étrangère avait comme devise d’être 'perfectly neutral'. Aujourd’hui, tous les spécialistes s’accordent à dire que l’océan Indien est le théâtre d’une guerre froide entre l’Inde et la Chine. L’Inde, se sentant encerclé par la ‘belt road initiative’ de la Chine, par le fait que le Pakistan est très aligné sur la Chine (qui lui avait fourni des éléments essentiels à la fabrication de la bombe nucléaire) et par l’accroissement des capacités navales chinoises dans l’océan Indien, tente à tout prix de contrer la puissance chinoise. On sait qu’à tout moment, la Chine dispose de dix navires de guerre dans l’océan Indien sans compter les sous-marins ultrasophistiqués. Ce n’était pas le cas il y a cinq ans. On comprend mieux alors l’intérêt pour Agaléga. Une ‘submarine tracking station’ pour les forces navales indiennes ? Nul ne le sait, car l’accord entre l’Inde et Maurice est confidentiel. Peut-on dire alors que nous sommes ‘perfectly neutral’ dans cette nouvelle guerre froide ?
Au fur et à mesure, la société de consommation, l’économie de marché se sont établies comme les forces majeures du développement de Maurice. Ces choix ont-ils véritablement contribué à notre développement ?
Maurice a choisi un modèle de développement basé sur l’économie de marché. Cela dit, on ne peut parler d’ultra-libéralisme, car elle a construit un État-providence. En outre, l’État est resté très interventionniste. Nous pouvons nous flatter d’être un des rares ‘social democratic developmental state' de l’hémisphère Sud. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser le rôle de la consommation et du marché.
Les alliances dirigées par Pravind Jugnauth aujourd’hui et hier par son père, ont toutes compté sur un fort soutien du gouvernement indien pour accompagner le développement de Maurice. Est-ce que ces choix sont-ils judicieux ?
Il faut souligner d’abord que beaucoup d’autres pays ont soutenu activement le développement de Maurice. L’aide française a été capitale dans beaucoup de domaines allant de l’éducation à l’aide technique. Et la Chine depuis l’ère de Mao a accompagné nos efforts de développement. Mais pour des raisons de politique interne, les politiques ont tendance à mettre plus d’emphase sur le soutien du gouvernement indien. Le danger, bien sûr, est d’éviter une trop grande dépendance qui limiterait notre marge de manœuvre en tant qu’État souverain.
De plus en plus, les jeunes, certains entrepreneurs, des forces vives mettent l’accent sur un développement de l’ile, avec en tête la prise en compte des enjeux environnementaux. Est-ce que vous voyez des mesures en vue de tenir compte de ces attentes ?
La protection de l’environnement est un enjeu majeur de notre siècle, bien qu’il soit vrai que notre contribution à la pollution globale est plus que minime. Cependant, notre écosystème est très vulnérable parce qu’il a évolué en vase clos pendant des milliers d’années. L’action de l’homme, quoique relativement récente à l’échelle du temps, a complètement bouleversé cet écosystème à voir le nombre d’espèces endémiques qui ont disparu. En fait, la révolution sucrière a été une véritable catastrophe d’un point de vue écologique.
L’irruption des réseaux sociaux dans tous les aspects de notre vie quotidienne a-t-elle rendu notre politique plus attentive à ce qui se dit et se montre sur ces plateformes ?
C’est une bonne chose ! C’est pour cela que les élites s’en plaignent. Quand je parle d’élites, c’est à la fois l’establishment politique, intellectuel’ et médiatique. Ils se trouvent confrontés dans leurs actions et discours par le citoyen lambda qui, quelques fois, produit un contre-discours plein de sagesse populaire qui met à mal leur raisonnement ou qui dévoile leur hypocrisie. Il est vrai qu’il y a des excès, des fake news mais il y a des lois pour contrer cela. Les réseaux sociaux, malgré les excès, contribuent à la socialisation politique du citoyen et c’est tant mieux.
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