Le modèle économique mauricien : en pleine mutation | Défi Économie Aller au contenu principal

Le modèle économique mauricien : en pleine mutation

Pierre Dinan

Nous voici à l’orée des années vingt, soit au début de la troisième décennie  du vingt et unième siècle. Sans nous en rendre vraiment compte, parce que littéralement submergés par les événements d’actualité, nous voici aussi abordant la deuxième année du deuxième cinquantenaire de notre pays indépendant et souverain, lequel sera célébré par notre chère génération du millénaire, que nous regroupons indistinctement sous le vocable : les jeunes et qui sera alors en début de fin de carrière.

Pourquoi ces rappels et pourquoi cette vertigineuse projection dans un avenir pas encore proche ? C’est parce que l’économie mauricienne a, durant son premier cinquantenaire, de 1968 à ces temps que nous vivons, fait l’expérience d’une transformation rapide et exceptionnelle ; celle-ci est maintenant en butte à de sérieux obstacles. Il est donc, nécessaire, sinon urgent, de tracer la voie à suivre pour l’avenir.

En conséquence, au cours des lignes qui suivent, notre démarche, après une brève évocation de nos réalisations, consistera en un rappel des défis qui nous guettent au plan socio-économique,  avant de proposer les solutions que requiert un nouveau modèle. Car, c’est à de telles conditions que la croissance économique sera de qualité et  durable.

Les réalisations des cinquante dernières années

Les réalisations sont fort bien connues et il n’y a pas lieu de s’y attarder. L’exploit des Mauriciens a été celui de transformer, en l’espace d’une trentaine d’années, une économie à monoculture agricole (la canne à sucre), en une économie diversifiée, développant d’abord un secteur manufacturier, principalement axé sur le textile, puis  en y ajoutant , tour à tour, des facilités de port franc, l’hôtellerie et le tourisme,  les services financiers transfrontaliers et enfin les technologies de l’information et des télécommunications. C’est durant cette période exceptionnelle que le secteur agro-industriel qui, au summum du règne du sucre de canne,  contribuait, bon an mal an, directement entre un quart et un tiers du PIB (Produit Intérieur Brut), a graduellement perdu de son éclat, pour ne représenter à ce jour qu’environ 3,5 % du PIB.

C’est ainsi que le pays que V.S.Naipaul avait, en 1972, de sa plume acerbe mais réaliste, décrit comme : The overcrowded baracoon, a déjoué tous les pronostics, y compris ceux du Professeur Meade, lauréat d’un prix Nobel en économie. Ces érudits et ces spécialistes ne s’étaient pas trompés ! Les faits et chiffres leur donnaient raison. Ce qu’ils n’avaient pas appréhendé, c’est la capacité de la nation mauricienne d’alors, dans son ensemble, du plus petit au plus grand, de se ressaisir, de se mettre au travail ,  mais aussi de suivre les conseils éclairés et lucides des deux institutions internationales, issues de l’Accord de Bretton Woods au lendemain de la deuxième guerre mondiale et ayant pour mission de redresser l’économie des pays en difficulté, soit le FMI (Fonds Monétaire International) et la Banque Mondiale.

Notre pays est, dit-on, pauvre en ressources. Ce n’est pas tout à fait exact de le dire. Si nous sommes dépourvus de ressources minérales, Dame Nature nous a donné un beau jardin (que nous devons, toutefois, bien entretenir), une mer bleue avec une large ceinture de sable fin et blanc et des rayons généreux du soleil tropical. Mais de tels attributs naturels ne serviraient à rien, si la population mauricienne ne savait pas en tirer profit et c’est précisément ce qu’elle a accompli, grâce à sa composition métissée et multiculturelle, ce qui lui donne une capacité d’adaptation à des situations qui évoluent.

Cette capacité-là est, toutefois, dépendante de la volonté de l’exercer quand le besoin s’en fait sentir. Nous y reviendrons.

Les défis du temps présent

Deux types de défis confrontent l’économie mauricienne : l’un est par rapport à des secteurs tournés vers l’exportation, l’autre est par rapport à la hausse des rémunérations.

Les exportations de biens et de services  mauriciens ne se portent pas bien. Selon les estimations de Mauritius Statistics, de 2016 à 2019, elles ne progressent que de 5,3 %, passant de 192,4  à 202,5 milliards, en roupies courantes. Durant cette même période, les chiffres comparatifs pour les importations de biens et de services se chiffrent à  233,6 et 276,6 milliards, respectivement, soit une hausse de 18,4 %. Gare au déficit annuel chronique de la balance commerciale et si celui-ci continue de s’élargir, il va falloir davantage se rabattre sur les apports du secteur financier transfrontalier, lui-même fortement en butte à la surveillance de l’OCDE, et aux farouches opposants de l’optimisation fiscale grâce à  laquelle notre secteur financier a jusqu’ici prospéré.

Ce tassement des exportations est le résultat des difficultés auxquelles font face les secteurs suivants : le sucre, les entreprises manufacturières des zones franches et l’hôtellerie et le tourisme. Quelles en sont  les causes principales :

  • Contrairement à ce qui avait prévalu depuis quelque 45 ans, le sucre mauricien ne jouit plus de préférences douanières lorsqu’il est importé dans les pays de l’Union européenne. Il doit se mesurer, à visage découvert, aux importations d’autres pays et au sucre de betterave produit sur place. Malgré les efforts à différencier le produit à travers les sucres spéciaux dont les prix d’achat sont plus élevés, il en résulte que le sucre mauricien se vend à perte, entraînant ainsi des abandons de culture de la canne, surtout chez les petits opérateurs.
  • Le secteur manufacturier des zones franches s’est construit et développé à partir d’un concept fondamental, celui d’une main-d’œuvre abondante et à bon marché. Ces deux conditions ne s’appliquent plus aujourd’hui. La main-d’œuvre n’est plus abondante, la demande d’emploi évolue en une courbe descendante, dans la foulée des taux annuels insuffisants des naissances depuis le début du siècle. Et la main-d’œuvre n’est plus à bon marché, puisque suite au développement conséquent qu’a connu le pays, les taux des rémunérations ont forcément augmenté. C’est ainsi que les exportations des entreprises de ce secteur manufacturier sont pénalisées par un manque de compétitivité sur les marches internationaux, face aux produits de pays concurrents (Vietnam,  Madagascar, …..) dont le développement économique est encore très loin derrière le nôtre. En 2018, le revenu par tête d’habitant à Madagascar et au Vietnam était égal à 517 dollars  et à 2 564 dollars respectivement, alors qu’il affichait 11 281 dollars à Maurice. Comment, en de telles circonstances, pouvoir espérer pratiquer une grille de gages et de  salaires qui puissent concurrencer avec celles de ces pays encore largement sous-développés, alors que nous nous tenons sur la seconde marche du podium des pays dits développés ?
  • L’hôtellerie et le tourisme font face à la concurrence des pays voisins qui offrent des prestations du même type que nous (Seychelles, Maldives…).De plus, la diversification de nos marchés, afin d’attirer davantage de Chinois parait plus laborieuse que l’on n’avait espéré au départ. Bien que les statistiques officielles soient muettes à ce sujet, il est probable que le recours par des touristes au service AIRBNB affecte négativement les revenus des hôtels et abaisse la moyenne des dépenses effectuées par des touristes. Par ailleurs, le produit touristique mauricien peine à se diversifier en offrant, outre les plaisirs de la mer, des possibilités d’enrichissement culturel, grâce à la visite, dans nos villes et villages, de musées, de jardins, de lieux de culte, tous susceptibles  de révéler au visiteur étranger l’unique diversité de la société mauricienne. Un produit touristique mauricien, savamment diversifié, sera plus en mesure de concurrencer les offres des pays concurrents dans cette partie de l’Océan Indien.Comme déjà invoqué ci-dessus, l’autre type de défi auquel l’économie mauricienne est confrontée provient de la hausse généralisée des rémunérations. La cause fondamentale a déjà été identifiée, elle provient du décollage économique qui a eu lieu dans les années 80 et qui s’est poursuivie depuis. La récente imposition du salaire minimum est venue concrétisée ces tendances à la hausse. Quand le revenu par tête d’habitant augmente d’année en année, il est inévitable que la grille des salaires suive le pas. Mais il y a un revers de la médaille à ce type d’évolution.Il faut pouvoir amortir le choc de la hausse des rémunérations, en augmentant la productivité de la main- d’œuvre. Et celle-ci ne sera réalisée que si la main- d’œuvre dispose de moyens techniques et/ou mécaniques pour être plus productive. C’est cette contribution heureuse de la machine ou du robot qui permettra à l’humain d’accomplir sa tâche au mieux de ses possibilités.

Un sauveur dénommé technologie

Ces constatations et ces réflexions nous amènent inévitablement à nous tourner, vers ce qu’il est convenu d’appeler la révolution technologique. En fait, la chance nous sourit, car au moment où nous devons faire face aux conséquences de notre rapide développement économique sur notre perte de compétitivité, nous avons à notre portée des outils, des machines et des robots qui devraient accroÎtre nos possibilités à produire des marchandises et à offrir des services à des prix compétitifs internationalement.

Mais faut-il que nous nous mettions à l’œuvre ! Et c’est ainsi que nous allons devoir faire appel à cet esprit d’entreprise, d’inventivité et de débrouillardise qui nous a animés, comme nation alors en difficulté, pour sortir de l’ornière dans laquelle nous nous étions enfoncés durant les années soixante-dix.

Dans les années quatre-vingts, nous nous sommes affranchis du sous-développement. Dans les prochaines années vingt, nous libérerons-nous, enfin, du piège des pays encore retenus sur la deuxième marche du podium ? Comment y parvenir ? C’est la voie que nous allons tenter de dessiner dans la dernière partie de ces réflexions.

Changement de paradigme

En fait, la voie est là, qui s’ouvre devant nous, mais il nous faut avoir l’audace et le courage de l’emprunter. La rareté relative de la main- d’œuvre et la hausse des rémunérations dictent dorénavant la marche à suivre. C’est le recours aux outils et aux robots, que ce soit dans les prestations de services chez soi, au bureau, à l’usine, dans les hôpitaux et ainsi de suite. Précisons ici, que le recours à l’immigration ne sera pas une solution au manque de main d’œuvre locale. Sous peine d’accusation de discrimination et d’exploitation, la main- d’œuvre étrangère doit être rémunérée au même taux que la main d’œuvre locale.

Les petites et moyennes entreprises n’y échapperont pas, pas moins que les grandes. Fini le temps où l’économie mauricienne pouvait se targuer d’être un pays compétitif en termes de rémunérations de la main-d’œuvre. Le tourisme, cette activité à forte intensité de main- d’œuvre, a bénéficié de cette situation, tout comme le secteur financier transfrontalier, avec des coûts inférieurs à ceux en cours dans des pays comme le Luxembourg et Jersey. Tous ces avantages sont appelés, sinon à disparaître, du moins à s’amenuiser.

Les innovations technologiques peuvent aussi apporter du renouveau dans les industries manufacturières des zones franches, afin qu’elles y retrouvent leur compétitivité d’antan, grâce à un nouveau modèle d’organisation de production. Sans nul doute aussi, il faudra aussi revoir la gamme des produits à manufacturer, l’accent étant mis sur ceux susceptibles de bénéficier davantage de l’apport technologique.

Et que dire de ces grandes oubliées de notre économie, l’agriculture et la pêche, lesquelles gagneraient, non seulement en productivité, mais en modernité, si les opérateurs (planteurs, jardiniers, pêcheurs,…) pouvaient exercer leurs métiers de manière professionnelle avec des outils et du matériel moderne.

C’est pourquoi il est de première importance que notre pays adopte et développe, sans tergiversation, une stratégie d’utilisation et d’adaptation aux outils technologiques modernes et aux robots. Tout cela doit commencer dès l’école et on peut, dans ce cas, se féliciter que la réforme du nine-year schooling semble ouvrir la voie à cette possibilité. La formation au numérique et aux technologies nouvelles est un sine qua non pour l’ensemble de la population mauricienne, à des degrés divers, bien entendu.

Mais elle doit être renforcée et étendue à tous les groupes d’âge, y compris les seniors, de plus en plus nombreux et où l’on compte -c’était inévitable-le plus grand nombre d’analphabètes numériques. Car, il faut bien se rendre compte que l’adaptation au numérique doit s’apprendre : elle n’est pas automatique et plus on vieillit, plus on apprend lentement.

Une précaution s’impose, toutefois : aussi performante qu’elle soit, la machine ne peut remplacer l’humain, lorsqu’il s’agit des réactions et des sentiments humains. Il est extrêmement important que les installateurs des robots aient le souci de guider et d’expliquer clairement les étapes à suivre. Les informaticiens ne maîtrisent pas toujours les techniques de communication. Ou, comme dirait l’autre, il y a des activités  peu ou pas susceptibles d’être informatisées, un des exemples, les plus en vue étant les opérations d’une école maternelle ou, mieux encore, l’éducation d’un enfant au sein de la famille. On aura intérêt à prendre en compte les possibles retombées sociales d’un recours intensif à l’informatisation. Le but ultime est celui d’un développement équilibré à tous points de vue.

Parviendrons-nous à ces fins ?

Nous y parviendrons si nous prenons conscience de l’enjeu.

Nous sommes pour le moment comme au milieu du gué, ayant laissé derrière nous une économie à forte intensité de main-d’œuvre et  à relativement bon marché, et comme s’étendant devant nous, une économie dont il est souhaitable qu’elle soit à forte intensité technologique. Et chacun de nous est interpellé à aller de l’avant, comme naguère, lorsque nous avions à sortir de notre sous-développement.

  • Les gouvernants de la République ont la responsabilité d’élaborer les stratégies qui sauront tirer le maximum des opportunités offertes par les technologies modernes. Dans cette tâche, nos gouvernants doivent, comme naguère, faire appel aux institutions multinationales et aux pays amis. L’important, c’est de ne pas perdre un temps qui est précieux.
  • Le secteur des affaires est appelé à investir dans la recherche en vue du choix des technologies les plus appropriées pour réaliser des gains de productivité et ainsi retrouver la compétitivité sur les marchés internationaux.
  • Les syndicats sont appelés  à encourager leurs membres à s’adapter aux outils technologiques modernes, moyennant une formation à laquelle ils collaboreront pleinement.
  • Il reviendra, enfin, à la population tout entière d’accepter les conditions nouvelles de la vie en société et de s’y adapter, sans pour autant perdre ses valeurs. Devra être mise en sourdine cette attitude qui a tendance à se répandre et qui veut tout avoir tout de suite, avec son cortège, hélas, de consommation effrénée, de violence dans la famille et dans les quartiers, et du recours aux drogues de toutes sortes. Nos ainés des années quatre-vingts auraient des leçons salutaires à nous donner dans ce contexte, eux qui avaient connu les affres d’un pays pauvre et faisant partie du Tiers Monde, selon l’appellation que l’on donnait alors, aux pays sous-développés.
  • Mettons-nous donc en route pour aborder avec courage et lucidité les années vingt qui commencent bientôt.

Pierre Dinan détient une licence en économie de la London School of Economics and Political Science ainsi que le diplôme professionnel d’expert-comptable octroyé par l’Institute of Chartered Accountants in England and Wales. Il collabore des articles sur l’économie et les finances à des publications professionnelles ainsi qu’à des quotidiens et hebdomadaires.

Source : PluriConseil