Manisha Dookhony, économiste : «Une croissance tirée par la consommation est un couteau à double tranchant» | Défi Économie Aller au contenu principal

Manisha Dookhony, économiste : «Une croissance tirée par la consommation est un couteau à double tranchant»

Manisha Dookhony

L’économie mauricienne a besoin d’investissement productif et soutenable afin de générer la croissance sur le long terme. Tel est l’avis de l’économiste Manisha Dookhony. Entretien.

« Le chômage est un gros problème, car un jeune sur quatre n’arrive pas à trouver du travail. »

2020 démarre avec plusieurs évènements internationaux qui suscitent des inquiétudes et qui sont susceptibles d’affecter Maurice notamment le conflit Iran/ États-Unis, les incendies en Australie, le Brexit à la fin de janvier. Comment se parer contre les répercussions des évènements sur lesquels nous n’avons aucun contrôle ?
Nous avons une petite population de 1,2 million d’individus. Même si nous accueillons un nombre grandissant d’expatriés et à peu près 1 million de touristes par an, notre marché local reste assez restreint. De ce fait, nous avons une économie qui s’est développée avec un focus sur l’extérieur. Que ce soit pour nos importations, nos exportations ou encore pour l’investissement, nous dépendons des facteurs extérieurs et indépendants des facteurs locaux. La globalisation est telle que de plus en plus de pays se retrouvent liés et interdépendants.

Tout cela comporte des risques. Et pour limiter ces risques, il est important de pouvoir diversifier notre offre et nos marchés. La diversification de l’offre passe par des investissements dans le secteur manufacturier et les services. Mais pour que cela se fasse, on a besoin de rassurer les investisseurs. Il faut ce regain de confiance pour relancer l’investissement.

La diversification est-elle la solution absolue pour une croissance plus élevée ?
Notre économie est axée sur des pays tiers et des marchés qui restent incertains. La diversification de notre offre et de nos marchés est une évidence. Mais ce n’est pas la solution absolue. Nous venons d’avoir les résultats des examens de SC et seulement 30 % des élèves seront admis en HSC. Que vont faire le reste des élèves ? Ils sont 13 141 candidats qui n’accèderont pas au HSC. Certes, certains vont faire des études au niveau vocationnel, d'autres vont entrer sur le marché du travail. Or, un jeune sur quatre n’arrive pas à trouver de l’emploi. Il est primordial de penser à ces jeunes et de cibler des investissements qui seraient susceptibles de créer de l’emploi pour eux. Ainsi, la diversification passe aussi par une diversification des types d’investissements que nous attirons. Il faut que ce soit des investissements productifs qui puissent absorber la masse de jeunes qui cherche du travail.

Notre développement économique est surtout focalisé sur la consommation alors que les investissements privés sont à un niveau très bas, soit à 2,7 %. Je suis d’avis qu’il faut revoir cette politique axée sur la consommation, car dans le long terme cela va nous desservir.

L’autre élément négligé à Maurice est l’engagement féminin dans l’économie à tous les niveaux.

La parité est un sujet qui vous tient justement à cœur. Le pays a perdu six places dans l’indice de parité des genres en 2019. Comment engager les femmes à participer davantage à la vie économique ?
Ce qu’il faut savoir c’est que le taux de participation reste très bas à tous les niveaux à Maurice et encore moins au sommet des institutions et entreprises publiques et privées. Dans le secteur privé dans son ensemble, il n’y a que 7 % de femmes dirigeantes d’entreprises. Au niveau du secteur public, il n’y a presque pas de femmes au niveau du leadership alors qu’un grand nombre de femmes ont la compétence pour diriger des institutions et des entreprises.

Une étude de McKinsey Institute basée sur une centaine de pays indique que sans changer quoi que ce soit, sauf la participation des femmes à l’économie à tous les échelons, on aurait plus de 28 trillions de dollars, soit 26 % du Produit Intérieur Brut (PIB) mondial annuel en 2025. Cet impact équivaut à peu près à la taille des économies combinées des États-Unis et de la Chine. Vous imaginez l’impact que cela aura sur notre économie si on arrive à atteindre la parité à Maurice.

Au lieu de progresser, à Maurice, nous avons perdu 6 places au classement de la parité des genres, et nous sommes maintenant à la 166e place. Pour aider les femmes à mieux s'engager, il faut identifier les compétences. Il faut aussi savoir qu’à Maurice en général, les femmes sont plus qualifiées que les hommes. Il faut également augmenter les offres en formation technique qui seraient susceptibles d’attirer plus de jeunes femmes.

Les entreprises publiques et privées devraient être encore plus sensibles à la mise en place d’une politique de bonne gouvernance qui inclut plus de femmes et de recrutement de femmes à des postes de haute responsabilité. De ce fait, il faudrait surtout inciter les entreprises privées à avoir plus de femmes en tant que CEO et aussi au sein de leur conseil d’administration.

Le gouvernement devrait donner l’exemple et s’assurer de la parité au niveau des conseils d’administration au sein des entreprises étatiques et recruter plus de femmes au niveau de la direction de ces entreprises. Bien sûr que ce n’est pas tout, mais le fait de commencer par ces éléments pourrait déjà commencer à changer la donne.

« Il est possible que la demande des consommateurs, qui semble être tirée par des politiques temporaires ou non-durables, soit une des raisons pour laquelle les entreprises hésitent à investir et à embaucher. »

La Banque mondiale prévoit une croissance de 3,9 % pour Maurice cette année. À Maurice, on espère viser la barre psychologique des 4 %. Y parviendra-t-on cette année ?
Ce sera difficile à mon avis, si on reste dans le même modus operandi. Il y a un réel souci de ce qui doit être fait au niveau stratégique. On ne voit pas une direction stratégique pour le pays dans son ensemble et au niveau des différents secteurs. Et même si cela se fait, il semblerait qu’on ait un réel déficit au niveau de la mise en place des mesures. Notre secteur manufacturier semble être bloqué par le même paradigme. On parle de stratégie africaine, mais on n’a pas fait l’effort de réfléchir sur les chaînes de valeur à développer dans une optique de cluster régional. Notre tourisme fait face à pas mal de défis. Il faut un tout nouveau mode de réflexion stratégique et il faut mettre en place un mécanisme pour changer la tendance en vue de relancer l’économie.

L’économie a été tirée par la consommation. Pour certains observateurs, cette stratégie n’est pas viable sur le long terme. Partagez-vous le même point de vue ?
Je fais partie de ces économistes qui pensent que se focaliser sur la consommation pour faire croître le PIB est un couteau à double tranchant. Comme le disait John Stuart Mill il y a deux siècles, « la demande de produits de base n'est pas la demande de main-d’œuvre ».  Ainsi, la demande des consommateurs ne se traduit pas nécessairement par une augmentation de l'emploi. On le voit bien à Maurice, l’emploi des jeunes peine à croître. C'est parce que les « consommateurs » n'emploient pas des gens, mais les entreprises le font. Qui dit entreprise dit aussi investissement. Une grande partie de ce que l’on consomme sont des produits d’importation, que ce soit des produits de base ou non.

Il est possible également que la demande des consommateurs, qui semble être tirée par des politiques temporaires ou non-durables, soit une des raisons pour laquelle les entreprises hésitent à investir et à embaucher. Et il est aussi possible qu’une incertitude accrue puisse freiner la croissance de l’emploi, même face à une consommation en plein essor.  Inciter à la consommation mène au risque de l’endettement des ménages. Depuis 2017, la dette des ménages ne cesse de croître. Qui dit dette dit aussi questions de précarité. Il suffit souvent d’un imprévu pour qu’un foyer endetté se retrouve dans la précarité et cela inquiète nos amis qui œuvrent dans le social.

L’autre problème avec ce focus sur la consommation, c’est que cela peut aussi être une cause de l’inflation qui, fort heureusement, reste restreinte jusqu’à maintenant, mais cela peut être due à la dévaluation de la roupie.

Par ailleurs, l’incitation à la consommation n’a fait qu’augmenter en flèche la quantité de déchets ménagers que nous produisons à Maurice. Si bien que la durée de vie de Mare Chicose a été écourtée. Est-ce le modèle économique que nous avons besoin sur le long terme ? Notre économie a besoin d’investissement productif et soutenable afin de générer la croissance sur le long terme.

Selon vous, il y a plusieurs défis qu’il faut attaquer cette année : le chômage des jeunes, l’investissement privé, mais surtout le challenge de l’environnement qui est étroitement lié à certaines industries, notamment le tourisme. Comment attaquer ces trois problématiques ?
Cette question pointe sur la solution. Les problématiques sont liées et leurs solutions aussi. Il est temps de mettre en place une nouvelle stratégie économique qui couvrirait l’ensemble des problèmes auxquels nous faisons face. Il faut aussi s’assurer de mettre en place ces mesures. Voici quelques pistes à explorer.

Le chômage est un gros problème, car un jeune sur quatre n’arrive pas à trouver du travail. Environ 13 000 jeunes n’ont pas pu accéder au Higher School Certificate (HSC) cette année. Nous souffrons aussi d’un manque d’innovation et de compétences appropriées. Beaucoup de ces problèmes sont liés à la formation. Quand les pays d’Asie du Sud-Est ont fait le bond hors du secteur textile, ils ont pas mal investi dans la formation et l’innovation en anticipant les besoins pour l’avenir. Il faut donc des programmes de ‘upskilling’ pour permettre d’accéder aux types de travail de demain. Pour cela, il faut qu’il y ait des investissements ciblant ces nouveaux types de production. Il faut aussi apporter l’efficience dans notre offre de bien ou de service et cibler la création d’emplois pour nos jeunes. Il faut, pour cela, avoir une étroite collaboration avec le secteur privé en termes de formation.

« Il est aussi possible qu’une incertitude accrue puisse freiner la croissance de l’emploi, même face à une consommation en plein essor. »

En ce qu'il s'agit de l’investissement, la croissance de l’investissement dans le secteur privé a été de 2,7 % seulement, alors que celle de l'investissement public était de l'ordre de 24 %. Ce faible taux d’investissement privé est un problème majeur. Il faut donc réfléchir comment redonner confiance à notre secteur privé local, ou encore les investisseurs existants et ceux que l’on veut attirer pour ‘re-engineer’ le développement de notre île. Il faut que ces investissements soient dans les nouveaux domaines de compétence et qu’il y ait un soutien à la formation. Il faut aussi réfléchir au réinvestissement. Que faudrait-il faire pour que ceux qui ont déjà investi à Maurice réinvestissent à nouveau ? Dans plusieurs pays, on se focalise de plus en plus vers le réinvestissement.

Pour ce qui est de l’environnement, il faut réfléchir plutôt en terme de développement durable. Les entreprises sont plus conscientes des attentes des clients par rapport au développement durable. Dans le tourisme, les hôteliers sont plus sensibles au respect de l’environnement. Ils sont prêts d'adopter de nouvelles pratiques soutenables.

La conscience écologique est plus présente dans certaines entreprises. Il y a une nouvelle réflexion à faire par rapport à la notion de croissance. Dans le textile, l’on constate une évolution des modes de production durable. Pour assurer un développement économique et permettre à la population de vivre dans des conditions socio-économiques acceptables, il nous faut adopter une nouvelle formule de développement économique en ce qu'il s'agit d’économie circulaire.