GAFI et régulation des actifs numériques : une impérieuse recommandation aux États
« Qui est à cheval sur un tigre n’en descend pas aisément», dit un proverbe chinois, et il semble que le Groupe d’Action Financière (GAFI) ait choisi d’enfourcher la monture des « actifs virtuels» et que cette chevauchée le conduise à entraîner à sa suite l’ensemble des États dans un mouvement irrépressible de régulation de ces « actifs numériques ».
En juin 2014, le GAFI découvrait, cinq ans après sa création, les Bitcoin/Altcoins et son rapport sur les monnaies virtuelles distinguaient les «Virtual Currency » des « Digital Currency » ; les secondes étant la représentation numérique des premières. Le Groupe d’Action Financière (GAFI) définissait alors les monnaies virtuelles comme la représentation numérique d’une valeur qui peut : être échangée numériquement, servir de moyen d'échange ; et/ou d’unité de compte ; et/ou de réserve de valeur, mais qui n'a pas « per se» de valeur légale ou libératoire dans aucune juridiction.
Ce rapport installait l’institution sur le dos du tigre en définissant les termes essentiels du débat d’alors (Cryptomonnaies, Fiat, Bitcoin/Altcoin…), les outils (Wallet, cold & hot storage…) et les acteurs de ce nouveau monde (Exchanges, Administrateurs, Mineurs).
Sur ces fondements, le Groupe d’Action Financière publiait en juin 2015 un guide pour l’analyse des risques liés aux monnaies virtuelles. Ce guide soulignait la responsabilité des États dans la mise en œuvre d’une régulation et d’une supervision effective, accompagnée de sanctions dissuasives, des activités liées aux monnaies virtuelles. Ainsi que l’engagement de ceux-ci dans une politique de coopération internationale à ce sujet.
Puis, le 18 octobre 2018, le GAFI a modifié ses recommandations pour non seulement ajouter deux nouvelles définitions à son glossaire : celle des « actifs virtuels » - définis comme la représentation numérique de valeurs qui peuvent être vendues, transférées ou utilisées comme paiement ou comme investissements - et des «prestataires de service d’actifs virtuels » ; mais surtout pour amender sa « Recommandation N°15 » afin de soumettre explicitement les « prestataires de service d’actifs virtuels » aux obligations de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LBC/FT).
Enfin, en juin 2019, le GAFI a adopté une note interprétative de la Recommandation n°15 afin d’aider les autorités nationales à mieux appréhender et à développer la réglementation et la supervision de ces activités.
Avec cette note, on peut remarquer que le GAFI est solidement installé sur le dos du tigre et que, désormais, les États ne pourront plus détourner le regard des actifs numériques. Même les pays qui interdisent sur leur territoire l’usage des «actifs virtuels » ne pourront plus faire l’économie d’une régulation spécifique et de la constitution d’une « autorité dédiée » à la surveillance de cette partie de l’économie.
PRINCIPES ESSENTIELS DE REGULATION DES ACTIFS NUMERIQUES
Le Groupe d’Action Financière considère aujourd’hui que les « actifs virtuels » sous quelque forme qu’ils soient (cryptomonnaies, jetons…) sont incontournables et ne peuvent être ignorés plus longtemps par les autorités publiques. Ils existent dans le « monde numérique » et par nature se jouent des contraintes physiques. Donc, le seul moyen de les contrôler - que leur usage soit légal ou illicite sur les territoires considérés - est que les autorités publiques se structurent pour faire face à ces nouveaux défis et que le poids des obligations internationales de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LBC/FT) repose sur des autorités publiques spécifiques de chaque État puis sur les «professionnels» du secteur des « actifs virtuels», selon un principe de « DoorKeeper ».
En conséquence, il appartiendra aux États de promulguer des normes juridiques qui :
(i) créent l’autorité administrative responsable :
- identifient des risques (Recommandation 1) ;
- enregistrent ou émettent des autorisations d’exercices des Prestataires de Service d’Actifs Virtuels locaux, voire de ceux qui offrent ou rendent disponibles des services liés aux actifs virtuels aux résidents de l’État considéré si la législation interne autorise le commerce ou l’usage des « actifs virtuels » ;
- identifient des personnes physiques ou personnes morales qui développent une activité en lien avec les actifs virtuels sans autorisation ou illégalement lorsque l’activité est spécifiquement prohibée par la loi ;
- - appliquent des sanctions appropriées en cas de manquement ;
- saisissent et gelent les « actifs virtuels » en application des recommandations du GAFI en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme ;
- collaborent au niveau internationale en matière d’application des normes GAFI relatives aux actifs virtuels.
(ii) promulguent les normes qui établissent :
- soit l’interdiction de toute activité en lien avec les actifs virtuels sur le territoire national (détention, commerce …) ;
- soit l’encadrement réglementaire d’une telle activité ;
- Lequel devrait a minima indiquer ;
- les conditions de création d’une personne morale exerçant ce type d’activités ainsi que les conditions de contrôle de ladite entité (incluant la présence d’un «Directeur» et du management sur le territoire considéré ainsi que des conditions financières spécifiques – Montant du capital social....) ;
- les conditions d’exercice en nom propre d’un résident du pays considéré ;
- l’obligation d’obtenir à titre préalable l’accord des autorités compétentes avant tout changement majeur concernant la structure de l’actionnariat, des structures opérationnelles ou de l’activité commerciale des personnes morales ;
- et dans tous les cas, les sanctions appliquées en cas de manquement auxdites obligations.
ENJEUX POLITIQUES D’UNE REGULATION
Face aux recommandations du GAFI, il serait tentant pour les États d’adopter une position minimaliste en interdisant sur leur territoire l’usage, le commerce et le démarchage d’actifs numériques et en transférant les obligations d’analyse des risques, de surveillance et de sanctions aux autorités financières, déjà chargées de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LBC/FT).
Mais il leur faudrait tout de même, pour être en accord avec les recommandations du Groupe d’Action Financière, promulguer une loi spécifique et prévoir des sanctions concernant les manquements. Et cette contrainte est sans doute une chance à plusieurs titres.
Tout d’abord, c’est la chance d’adapter le vocabulaire du GAFI à l’ordre juridique interne de chaque pays et de déborder des seuls tropismes financiers et lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme pour procéder à une véritable analyse en droit des biens internes de ce qu’est un « actif virtuel», un « jeton », une monnaie numérique (…), établir des ponts avec d’autres pans du droit : le droit des obligations, droit des sociétés, des sûretés, de la consommation (…) et parvenir à créer un droit spécial susceptible d’apporter la certitude et la stabilité nécessaires au développement harmonieux de l’économie numérique.
Ensuite, la constitution d’une autorité de contrôle et de régulation ad hoc, qui devra « développer une connaissance approfondie du marché des prestataires de services d’actifs virtuels, de son rôle et de sa structure », est le moyen de mettre en œuvre une autorité administrative qui saura créer une régulation « plastique », susceptible d’accompagner le développement rapide de ce secteur économique.
Nouvelles professions
C’est aussi l’occasion de créer : de nouvelles professions réglementées pouvant assumer des missions de service public de contrôle (ex. VFA Agent et System Auditor dans la législation maltaise) ; des activités réglementées soumises aux règles LBC/FT (ex. Exhange, Custodian) mais aussi des opérations réglementées (ICOs, STOs, IEOs…). Une telle structure permettant non seulement de remplir les obligations LBC/FT vis-à-vis du GAFI mais aussi de sécuriser le « grand public » dans sa démarche d’adoption des actifs numériques et surtout de créer une architecture pouvant structurer l’ensemble du secteur des technologies de registres distribués.
Enfin, une telle incitation du GAFI est l’occasion pour les États de prendre à bras le corps la thématique de la « société numérique », de prendre la mesure de la « révolution de la décentralisation » portée par les techniques de registres distribués et de répondre à l’impérieuse nécessité de faire œuvre de création législative en plusieurs matières. dont les droits de la personnalité numérique de la propriété des données, des levées de fonds numériques, des smart cities… Or, le GAFI a fait monter les États sur le « dos du tigre », les optimistes pourront voir, pour paraphraser Sir Winston Churchill, des opportunités dans les contraintes qui naissent de l’application des normes LBC/FT aux actifs virtuels.
En tous cas, le tigre, lui, semble bien décidé à continuer sa course, puisque l’OCDE envisage, elle aussi, d’émettre dans les prochains mois ses propres recommandations sur l’adoption par les États de régulations en matière de Technologie de Registres Distribués.
Damien Concé,
Docteur en droit de Rosemont International
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