Kevin Teeroovengadum : «Maurice peut se présenter comme un nouveau modèle économique au monde» | Défi Économie Aller au contenu principal

Kevin Teeroovengadum : «Maurice peut se présenter comme un nouveau modèle économique au monde»

Kevin Teeroovengadum
Kevin Teeroovengadum, expert en services financiers

Expert en services financiers, immobilier et accueil, Kevin  Teeroovengadum explique que la recherche à l’extrême des profits a dévoyé les objectifs du système capitaliste. Dans l’interview qui suit, il fait valoir que ce système doit être remis en question. Évoquant la situation économique à Maurice, notre interlocuteur plaide pour un changement d’orientation et lance un appel à nous réinventer.

«  (…) le vieux concept d’entreprise familiale doit évoluer, elle n’a pas les moyens de créer des valeurs réelles, alors que notre écosystème est menacé. »

Est-ce que la production et l’accumulation des richesses ont-elles profité au progrès de tout le monde ?
C’est une question qui est souvent posée de manière globale, même les pays développés essaient de comprendre l’origine de la production des richesses et comment les distribuer. La croissance économique en tant qu’indicateur ne suffit plus pour mesurer le vrai progrès. Nous voyons dans de nombreux pays l’émergence de deux catégories de citoyens, un petit nombre de personnes extrêmement riches et une majorité en proie à une vie difficile, y compris une classe moyenne qui s’appauvrit. Même les milliardaires aux États-Unis, qui est tout de même le berceau du système capitaliste, affirment en public que ce système doit être remis en question, sinon il y a le risque d’un mécontentement de la part des petits salariés jusqu’aux classes populaires. Le même phénomène commence à être visible à Maurice, il convient de faire face à cette réalité, au lieu de se dire que tout va bien. Des signes existent et ils annoncent une crise sans précédent, si on reste avec le statu quo.

Quels sont les facteurs qui contribuent aux disparités sociales et économiques, le sociologue Bourdieu ayant formulé l’idée d’un capital social inhérent à chaque groupe ?
Durant ces deux dernières décennies, il semble que le système capitaliste a tourné à l’extrême, marqué par la nécessité de rechercher des profits à n’importe quel prix, au détriment de l’environnement et de la responsabilité sociale. Mais, le fait est que le système ne pourra plus être viable, car nous voyons à travers le monde la pression des citoyens en faveur d’un changement, autrement il y aura des mouvements contestataires, à l’exemple du Brexit, du mouvement des Gilets Jaunes, la montée du nationalisme, des extrémismes et populismes ou des agressions racistes. Je suis convaincu que la nouvelle décennie verra une accélération de la pression en faveur d’un capitalisme à visage humain, axé sur une meilleure distribution de la richesse et un meilleur partage du pouvoir politique qui sera plus représentatif de la société.

Est-ce que les pays socialistes/idées socialistes, aident-ils à réduire ces disparités sociales ?
Je ne crois pas au recours aux vieux modèles pour s’attaquer aux problèmes d’aujourd’hui et de demain. Je ne crois pas que le modèle socialiste aurait réussi, il me semble plutôt que les capitalistes ne savent pas comment partager le gâteau, préférant leurs propres intérêts. C’est une réalité liée aux classes et aux groupes économiques. Par ailleurs, les socialistes et la gauche en général, ne me semblent pas capables de produire ou augmenter le gâteau national. Le capitalisme peut le faire, mais lorsqu’il est poussé à son extrême, sans opposition, il n’arrive pas à satisfaire aux attentes des millions d’individus et menace l’environnement. En fait, tous les extrêmes sont mauvais et il est temps que le capitalisme devienne plus « inclusif ». Je suis convaincu que la jeune génération poussera dans ce sens.

Depuis ces dernières années, des spécialistes expliquent que l’économie mondiale est caractérisée par l’opacité et la volatilité des marchés. Est-ce que cela impacte-t-il sur les petites économies comme Maurice ?
Nous sommes déjà impactés, car nous faisons partie du village global. C’est un fait que tous nos piliers économiques sont sous pression et ce n’est pas un phénomène passager. Nous sommes en train de vivre des changements structurels et les prochaines années seront extrêmement cruciales, afin que Maurice s’oriente vers une nouvelle vision, sinon nous allons faire face à des moments difficiles. Nous ne pouvons plus continuer à réfléchir comme des insulaires dans notre approche, alors que plusieurs de nos piliers économiques sont menacés. Il faut à tout prix nous réinventer.

Est-ce que l’éducation à elle seule, permet-elle de monter dans l’échelle sociale ?
La réponse est évidemment non. L’éducation à Maurice est gratuite depuis les années 70 et durant les dix dernières années, nous avons vu apparaître de nombreuses universités et écoles privées, résultant en une production en masse de diplômes et certificats. Durant ces 25 dernières années, nous n’avons fait que parler de l’échec de notre système éducatif, sans proposer une alternative palpable. Ce qu’il nous faut, c’est une approche holistique de cette question. Sinon, comment expliquer qu’alors que notre revenu par habitant s’est sensiblement amélioré durant ces 30 dernières années, les Mauriciens continuent de traiter notre environnement sans aucun respect, de régresser en termes de valeurs morales et en ces temps de campagne électorale, sont incapables d’organiser des débats sains, sans oublier le fait que les élites politiques continuent à vendre des vieux rêves à la population ? Cela démontre qu’une bonne partie de la société mauricienne n’a pas évolué, mais a plutôt régressé. N’ayons pas peur de dire la vérité.

Est-ce que les PME contribuent-elles efficacement à réduire la pauvreté et que pensez-vous des grandes entreprises du secteur privé ?
Absolument. Les PME jouent un rôle très important, non seulement pour l’équilibre d’une société comme la nôtre, mais aussi pour la création d’emploi. Là, je veux lancer un appel à mes amis et collègues dans le secteur privé et au sein des conglomérats de réfléchir aux moyens d’aider les Mauriciens à devenir des entrepreneurs et à soutenir les petites et moyennes entreprises. Je suis aussi d’avis que le vieux concept d’entreprise familiale doit évoluer, elle n’a pas les moyens de créer des valeurs réelles, alors que notre écosystème est menacé. Sinon, elles feront face à des pertes sur le moyen et long terme. Et on le voit déjà par la perte des valeurs des sociétés cotées en bourse au Stock Exchange of Mauritius. Il suffit de regarder un indicateur comme le Semdex sur les huit dernières années pour constater qu’il n’y a pas eu d’augmentation.

Maurice vise à devenir un pays à hauts revenus, est-ce possible et quels sont les moyens pour y parvenir ?
Depuis de nombreuses années, nous sommes englués dans ce qu’on désigne comme la middle income trap. Nos dirigeants n’ont pas réussi à proposer un projet pratique et cohérent pour nous sortir de ce piège. Durant ces dix dernières années, nous avons bataillé pour atteindre une croissance de 4 % et cette année, nous allons encore échouer à y parvenir. Je pense que la croissance économique sera même au-dessous de 2018. Selon moi, il faut davantage veiller à une croissance inclusive, qui va tirer les gens de la pauvreté et du désespoir. Ce n’est pas impossible, c’est une question de leadership, de vision et de capacités de mise en œuvre. Ces trois facteurs sont liés, mais font cruellement défaut à Maurice.

Quels seront les principaux défis auxquels Maurice sera confronté dans les prochaines années ?
La liste est longue. Nous faisons face à une population vieillissante, au chômage grandissant des jeunes, l’émigration des Mauriciens, l’exode des cerveaux, à la drogue, la criminalité et l’institutionnalisation de la corruption. Nos principaux piliers économiques sont en danger et il n’en existe pas de nouveaux, le financement de la pension est déficitaire, la Bourse est en chute, la dette publique est, elle, en hausse, la dette du secteur privé est insoutenable, notre facture des importations augmente, alors que les recettes à l’exportation déclinent et le niveau de l’épargne ne cesse de chuter. Au même moment, nous sommes en train de verser dans une idéologie populiste et là, il n’y a qu’à voir ce qui se passe en ce moment pendant la campagne électorale.

Je le dis à haute voix : Maurice doit changer de paradigme, car tout ce que nous avons réussi durant ces trente dernières années est aujourd’hui confronté à des temps difficiles. Si nous sommes capables d’être honnêtes envers nous-mêmes et admettons que les choses ne vont pas aussi bien, contrairement à ce qu’affirment nos élites politiques, nous pourrons alors adopter les bonnes décisions. Mais je veux rester positif : Maurice est un petit pays, donc nous sommes capables de changer d’orientations économiques très facilement. Il faut une véritable synergie entre le secteur privé, l’État et la population. Maurice peut se présenter comme un nouveau modèle économique au monde, mais pour y arriver, il nous faut d’abord rompre avec notre vieille habitude de pensée.